Mes parents se sont rencontrés lors d’une petite fête entre jeunes de tous horizons. Elle, propre sur elle mais moquée par ses amies. Lui, un coup dans le nez, prêt à aller au combat – le but d’une vie. Ils se sont enamourés l’un de l’autre et ont batifolé dans un coin sombre. Ca a continué comme cela quelques semaines ; les premiers émois, l’amour fou sans un mot, les baisers dans le cou, les regards malicieux au détour d’un carrefour. Mais quand leurs familles ont appris leur liaison, ils ont été obligés de se marier. Les convenances…
C’est ainsi que ma mère se retrouva emprisonnée avec un homme brutal, une fois les délices des amours naissants, autoritaire et, honnêtement, pas très intelligent. Il n’avait aucun répondant quand elle tentait de lui parler de ses lectures, il trouvait idiot son intérêt pour la mythologie grecque, encore plus inutile sa curiosité sur la culture amérindienne. Elle a toujours refusé de l’admettre, mais il était légèrement raciste sur les bords. Et pas très intelligent, honnêtement. Ils vécurent tous deux malheureux pendant cinq ans, puis il partit deux ans à la guerre et revint, dévasté.
En plus d’être celui qu’il était, il devint alcoolique. Et toujours pas très intelligent, franchement. Elle tomba enceinte dès qu’il revint ; leur rayon de soleil. Ils ne se supportaient toujours pas mais adoraient leur fillette plus que de raison. Mon père, à sa façon bourrue, m’emmenait faire des tours en quatre-quatre, me présentait tendrement ses armes, m’initiait à l’alcool au goutte-à-goutte – « faut l’habituer toute jeune pour qu’elle tombe pas dedans comme son vieux père » – et me faisait taper dans un ballon. Il n’était même pas frustré de ne pas avoir d’héritier mâle tant il m’aimait. Ma mère me parlait, toute la journée, du matin au soir. Des histoires qui la berçaient, de la vie, du soleil et des coquelicots. Elle m’expliquait les choses, non pas comme à une adulte, mais comme à une personne sensée. Elle me disait que sa vie n’était pas parfaite, mais que je pouvais espérer mieux. Et qu’après tout, elle n’était pas si malheureuse.
Moi, je devenais malheureuse pour deux. J’étais physiquement identique à mon père – cheveux noirs et yeux brillants, force naturelle et résistance à la douleur – mais mentalement le sosie de ma mère. Rien ne m’intéressait plus que les livres, l’art et la philosophie. Au grand damne de mon père, qui ne se sortait pas de l’alcool malgré ses efforts. Je continuais à l’accompagner à la chasse pour lui faire plaisir, je passais des heures à penser en nettoyant mécaniquement ses fusils et ses galons d’officier. Cela aurait put continuer jusqu’à ce que je tombe à mon tour sur un beau garçon, qui m’aurait entraîné dans un coin sombre. Nos parents nous auraient mariés, nous aurions été malheureux l’un à côté de l’autre, puis j’aurais pondu un enfant qui nous aurait plus ou moins réconcilié et j’aurais prié pour que sa vie soit meilleure.
La différence est la suivante : j’aime les femmes. Et ça, même ma mère, dans sa grande ouverture d’esprit, n’a pu l’accepter. Je suis donc partie du domaine familial pour voyager. Lorsque j’ai voulu rentrer, tête en l’air, j’ai pris mon billet pour New-York, sans préciser qu’il s’agissait de l’Etat de New-York et non de la ville. Je ne fus même pas étonnée qu’on ne me réclame pas davantage de précisions – je pensais à ce tableau que je comptais acquérir. Quand j’arrivais dans la grande ville lumineuse, je m’y sentis tellement à mon aise que je refusais de la quitter. Même lorsque la nouvelle propriétaire du building où j’habitais décida d’en faire un immeuble à part.

« Madame, j'ai bien compris que vous changiez les règles dans ce grand truc en verre, mais j'habite là et j'ai pas l'intention d'en bouger. D'ailleurs, vos règles, elles me vont très bien ! »
Les deux femmes se toisent du regard. Arty est en tailleur noir strict, elle avait rendez-vous avec un monsieur très sérieux qui ne voudraient pas confier les petits de son école à n'importe qui. Mais ça, la nouvelle propriétaire ne le sait pas. Ce qu'elle voit, c'est une femme d'allure sérieuse, un peu trop maquillée pour ne rien cacher, et qui ne paraît pas du tout correspondre au type de personne qu'elle veut dans Dingo Street. Mais la jolie brune n'en démord pas, et après tout, rien ne l'autorise à chasser cette femme de chez elle, tant qu'elle paie son loyer. Elle hausse les épaules, soupire. « Vous n'aurez en aucun cas le droit de m'intenter un procès pour mœurs ou je ne sais quoi ! Je vous aurais prévenu. » Arty rigole. « Un procès pour quoi ?! » Son rire part dans les aigus, ce qui signifie qu'il est sincère. Ce jeu, avec cette nouvelle propriétaire, a commencé il y a deux ou trois semaines environ, et elle est sur le point de gagner. Elle a fait exprès de ne jamais la voir sans être tirée à quatre épingles. La plupart de ses anciens voisins ont déguerpis à l'annonce de la reprise de l'immeuble et du changement de direction, mais à elle, ça lui va. Cela n'a d'ailleurs pas étonnée les mégères du sixième, ni la catho prude qui trompe son mari au vingt-et-unième. Toutes la regardaient avec, dans leurs yeux, un mépris sans borne. Dans quelques regards, elle a put lire une pointe de regret non-avoué.
Alors ce petit jeu du chat et de la souris avec la proprio, elle adore. Ca met du piment dans son quotidien, et ça promet pour l'avenir. « Oui, c'est sur, si je vois un sein dénudé dans les couloirs, je vous promets de faire de votre vie un enfer. Je vous tirerais au tribunal jusqu'à ce que vous ayez accepté de financer ma retraire. » Son visage est redevenu le plus sérieux du monde. La proprio échange un regard décontenancé avec l'homme qui l'accompagne. Elle se racle la gorge, mal à l'aise face à ce changement brusque. « Hum, non, Mademoiselle... » Coup d'oeil à ses notes. « Montgomery. Justement, vous ne pourrez pas me faire de procès parce que je vous aurais prévenu, et que le règlement de l'immeuble va changer. » Artemisia sourit, se lève et quitte la pièce. Elle a décidé de faire tourner en bourrique cette jolie femme. Elle se croit si ouverte d'esprit, avec son désir de créer un immeuble plus sympa au cœur de New York, la ville la plus stéréotypée du monde, que la jeune femme se croit obligée de lui montrer qu'elle aussi, elle a des préjugés. On peut porter le plus strict tailleur qui soit et faire la fête comme pas deux. Rien n'est incompatible, surtout quand il s'agit d'Artemisia Poppy Montgomery.
Lunatique, voilà la définition même de cette femme.

Assise sur un de ses tabourets multicolores et dépareillés, Arty lit un livre en attendant que l'eau bouille et que le micro-onde annonce que sa soupe est prête. C'est un nouvel ouvrage, qu'elle vient de recevoir à la librairie, d'un auteur qu'elle suit depuis bientôt trois ans. Les textes sont très simples et racontent des belles histoires, et elle adore les dessins qui les accompagnent. Ils dégagent un air d'enfance dans des champs de fleurs, d'après-midi sous le soleil, de câlins maternels. Tout ce qu'elle-même aurait voulu avoir et donner à ses propres enfants, et qui ne se réalisera jamais, si ce n'est dans ces jolis livres. Elle a bientôt fini celui-ci et se demande si elle devrait le lire à la prochaine séance qu'elle fait avec des tout-petits, ou bien si elle devrait attendre de connaître le texte par cœur. Parfois, ça lui permet de mieux raconter le livre aux enfants.
Elle lève les yeux et voit que l'eau bout. Des grosses bulles montent à la surface et éclatent, la vapeur crée un halo de chaleur moite. Elle sourit en observant le spectacle, avant de se lever, de glisser un petit marque-page dans le bouquin qu'elle repose en sécurité sur son tabouret, et verse dans la casserole un petit mélange d'épices qui doit donner un goût particulier à ses pates. Elle l'a préparé la veille, le temps que cela repose un peu au frigo. L'odeur qui s'en dégage quand elle ouvre le petit bocal lui arrache un sourire. Ensuite, elle verse délicatement les pates dans l'eau qui se remet bien vite à frémir. La cuisinière en herbe jette un coup d'oeil à sa montre et se tourne vers le micro-onde qui a sonné il y a un moment déjà. Un petit bol de soupe miso fume, qu'elle boit à la petite cuiller, les yeux dans le vague. Elle avale une pilule qui contient elle ne sait plus quelle protéine ou vitamine que son alimentation ne lui prodigue pas, et repose son regard sur la casserole.
Sa grande silhouette, pantalon de soie bordeau aux motifs précieux et talons hauts, fait tache dans cette cuisine flashy. Elle enfile son tablier avec un sourire de gamine, et se met à mélanger dieu seul sait quels ingrédients pour la sauce qui accompagnera les pates qui cuisent doucement. Elle fredonne un air de comptine, se verse au passage un grand verre de vodka qu'elle sirote en cuisinant. Son sourire ne quitte plus son joli visage. Lorsqu'elle a fini, elle éteint le feu sous la casserole et met le tout en micro-onde, pour le garder chaud. Elle s'adosse au comptoir, une cigarette aux lèvres, et observe son mur de carrelage. Parmi les carrés blancs, elle a insité pour qu'il y en est quelques-uns de couleurs. Elle déteste l'uniformité et, par dessus tout, la blancheur immaculée des murs des maisons comme il faut.
Soudain, comme si elle se réveillait d'un long songe, elle se met à gesticuler à toute vitesse. Elle ôte son tablier et l'accroche au clou, programme le micro-onde pour une demi-minute, passe l'éponge sur le plan de travail, essuie son beau pantalon pour ôter les quelques miettes qui y étaient tombées, prépare à la hate un sac, dans lequel elle glisse le plat de pate fumant et la sauce, enfermés dans des boites en plastique supposément isotherme. Elle attrappe ses clés et cavale dans les escaliers.
« Salut ! » Un grand sourire étire ses lèvres maquillées tandis que son regard papillone. Face à Artemisia se trouve l'un de ses voisins, et elle lui tend le paquet. Une douce odeur en émane. « Simple, je l'ai fait en pensant à toi ! Tu me disais que tu ne parvenais pas à manger mes plats trop sophistiqués », fait-elle sur un ton désolé. Le-dit voisin rit doucement et prend le paquet des mains d'Arty. « Ma chérie, un jour il faudra que tu arrêtes de te comporter comme la sainte mère nourricière de cet immense immeuble. » Il la regarde, et dans ses yeux gris, on voit bien qu'il n'y croit pas. Ce doit être la centième fois qu'il le lui dit et il sait pertinemment que, si elle ne refourguait pas ses plats à ses voisins, ils finiraient à la poubelle. Et rien ne la rendrait plus malheureuse, à moins qu'on lui brûle tous ses livres. Il y a des petites choses comme ça, dans la vie de cette folle d'Arty, qui la rendent heureuse. Elle qui n'avale rien, ne supporte pas qu'on refuse un de ces plats qu'elle confectionne avec tant d'amour. Il la sert dans ses bras, l'invite à rentrer chez lui, mais elle refuse avec un petit sourire. Du travail, dit-elle. Il ne sait même pas en quoi consiste le boulot d'une libraire, alors qu'il est son ami depuis qu'il a emménagé à Dingo Street. De toute façon, à l'intérieur, son homme l'attend, un sourire coquin aux lèvres. Heureusement qu'elle a refusé...

Des gémissements de plaisir lui parviennent de sa cuisine, et Arty se cache les yeux pour parvenir à son frigo. Elle a fêté son premier anniversaire depuis que l'immeuble a changé de proprio. La plus grande fête qu'elle ait jamais organisé. Les deux jeunes de l'étage au-dessus n'ont pas eu la force de rentrer chez eux, mais ils ont bouffé pas mal d'aphrodisiaques. Ils font parti des ingrédients préférés d'Arty dans ses recettes spéciales fiesta. Dans toutes ses recettes, d'ailleurs.
Pour l'occasion, elle a même troqué son éternelle salade pour un morceau de chocolat. Et elle a versé du sirop sucré dans son alcool pur. Mais ce matin, retour au menu usuel : un thé sans sucre, et un demi-yaourt. Ca ne tiendrait qu'à elle, elle s'adosserait à son comptoir pour fumer sa clope du matin, comme d'habitude, mais elle aurait peur de gêner les tourtereaux. Elle passe à quelques centimètres d'eux, et une main aggripe sa cheville. Le regard brillant – l'effet du désir, du plaisir, de l'alcool et des drogues conjugués – de la jeune femme croise le sien. Mais Arty fait une grimace de dégout rien qu'à voir l'individu mâle avec qui on l'invite à partager sa couche. Non, non, non. Décidémment, ce truc qui leur pend entre les jambes, elle ne voit pas pourquoi ça les excite tellement, toutes ces hétéros si sure de leur orientation sexuelle. Pourtant, Dieu sait combien ont passé d'excellentes nuits en compagnie de la jolie Montgomery. En sortant de la chambre, elles disent toutes « oui, c'était bien agréable, c'était à tenter, mais je suis définitivement hétéro. Attirée par les hommes. Oui. Mais merci ». Et trois jours plus tard elles reviennent et en demandent plus.
Arty fait un sourire désolée à la demoiselle, pointe du doigt son compagnon, et s'éloigne au rythme des grognements de plaisir du mâle en chaleur. Elle lève les yeux au ciel et se dirige vers une fenêtre pour admirer la vue. C'est grisâtre, à cette heure matinale, le soleil peine à illuminer la Grosse Pomme. D'autant que tous ces immenses immeubles lui font obstacle. « Un an de plus, ma grande. » Et dans sa tête, elle ajoute : un an de célibat, de solitude. Mais elle répète juste cela : « Un an de plus. » avant de tirer une grande latte sur sa cigarette. Elle souffle la fumée qui s'envole sur la ville, son regard parcourt les toits, les antennes, parfois elle ne voit même pas le sommet des ces blocs de verre et de béton. Pourtant, elle est en hauteur à Dingo Street.
En bas, un clochard passe. Il regarde en l'air et sourit en voyant une folle à la fenêtre. Il plisse les yeux pour tenter de voir si c'est quelqu'un qu'il connait. Arty lui fait signe, et se précipite pour mettre des restes dans un sac en plastique. Une dizaine de brownies à la marijane, un petit bol de salade de fruit, des sandwichs, et une bouteille de sirop de fraise. Elle remplit aussi trois bouteilles en plastique avec de l'eau, attrappe ses clés et attend le grand ascenceur. L'immeuble est trop silencieux, on entend la machine qui monte, les rouages qui tournent, et les sacs qui tremblent sous la légère brise.
Dans son cerveau aussi les rouages tournent. Elle imagine ce que dirait son père s'il la voyait ainsi, se dépécher pour qu'un clochard ait de quoi manger pendant quelques temps. Ils le savent tous, les habitués du quartier, que de croiser Arty à la fenêtre signifie de la bonne bouffe pour un petit moment, et ils savent tous aussi qu'ils pourraient lui demander plus, mais ils ne veulent pas abuser non plus de la plus gentille femme de la grande ville dans laquelle ils trainent leurs guenilles.

Encore un personnage de fou, pourquoi ça m'étonne pas de toi ? C'est cool en tout cas, qu'elle aime bien nous faire à manger, ça aidera les fainéants



☞ Bottin ~ tu dois te recenser.
☞ Appartements ~ fais ton choix et recense toi.
☞ Métiers ~ recense ton emploi.
☞ Liens ~ fais toi des potes.
☞ Tops sites ~ un vote toutes les deux heures, c'bon pour la santé !
☞ Les points ~ A lire et à comprendre.